La géopolitique pour les entreprises : ouvrir les yeux ou disparaître

Docteur en géopolitique, ancien officier supérieur de la gendarmerie nationale et dirigeant d’entreprise, Jean-Charles Antoine conjugue expertise du terrain, analyse stratégique et accompagnement des entreprises. Dans cet entretien exclusif, il partage sa vision d’une géopolitique appliquée au monde économique, devenue indispensable pour anticiper les risques et affiner les choix stratégiques des organisations, de la PME régionale aux grands groupes internationaux.

Jean Charle Antoine

 

Jean-Charles Antoine, comment définissez-vous la géopolitique ?

Je ne la définis pas moi-même, je reprends la définition d’Yves Lacoste, qui reste la plus précise aujourd’hui. La géopolitique est une méthode d’analyse des rapports de force, des luttes d’influence sur les territoires en vue de les contrôler. Ces territoires peuvent être matériels — une ville, une région, une zone frontalière — ou immatériels comme le cyberespace, voire à terme le métaverse. Cette distinction entre pays et territoire est essentielle : un territoire n’est pas nécessairement un pays.

On distingue deux grandes écoles : la géographique, centrée sur les rapports de force sur un territoire donné, et celle des relations internationales, issue des sciences politiques ou du droit international, qui limite l’analyse aux rapports entre États. Mais la géopolitique dépasse largement ce cadre inter-étatique. Elle prend en compte aussi les tensions internes, infra-étatiques.

Les chefs d’entreprise devraient-ils s’y intéresser davantage ? La France est-elle en retard ?

Il ne s’agit pas tant de retard que de prise de conscience. Tous les chefs d’entreprise dans le monde ont aujourd’hui besoin de comprendre les dynamiques géopolitiques. Pascal Lamy, ancien directeur de l’OMC, disait déjà en 2013 que la géopolitique faisait son grand retour dans les négociations commerciales.

En France, c’est surtout depuis l’invasion russe de l’Ukraine en 2022 que les mentalités évoluent. L’impact direct de la guerre sur les prix de l’essence ou la pénurie de moutarde a soudain éveillé les consciences. Certains grands groupes avaient déjà intégré ces dimensions, mais beaucoup d’autres, notamment dans l’investissement, considèrent encore la géopolitique comme de la culture générale, sans l’intégrer réellement dans leurs plans d’affaires ou leurs stratégies de croissance.

Pourquoi dites-vous que la méthode géopolitique est française ?

Parce qu’elle est née en France, sous l’impulsion d’Yves Lacoste. Il a apporté un élément fondamental : les représentations. C’est la manière dont une population se représente elle-même, son territoire, son avenir. Ces représentations influencent les votes, les comportements, les conflits… qu’elles soient vraies ou fausses, elles ont un impact réel. Cette grille d’analyse enrichit considérablement la méthode, mais elle est aujourd’hui davantage utilisée à l’étranger qu’en France.

 

Une méthode pour piloter les entreprises

Comment adaptez-vous cette méthode au monde de l’entreprise ?

J’appelle cela la géopolitique business. Elle consiste à évaluer l’impact des turbulences géopolitiques sur huit surfaces d’impact de l’entreprise : la chaîne de production, la logistique, la gouvernance, le conseil d’administration, le climat social, les systèmes d’information, etc. Cela permet d’anticiper, de gagner du temps, donc de l’argent, et surtout de protéger son activité.

Et cela concerne aussi les PME régionales. Une entreprise implantée dans le Tarn sera tout autant exposée aux conséquences d’un conflit international, via les prix de l’énergie, les approvisionnements ou les débouchés commerciaux. Appliquer cette méthode en amont permet aussi de conduire des audits d’acceptabilité : est-ce que mon projet va susciter des résistances, des oppositions locales ou sectorielles ? Cela devient un outil d’aide à la décision, d’autant plus utile que les assureurs vont bientôt exiger ce type d’analyses dans les dossiers.

 

Comment intégrer concrètement cette grille de lecture dans une TPE ou une PME ?

La première étape, c’est d’ouvrir les yeux. Comprendre que personne n’est à l’abri. Ensuite, il faut désigner un référent en interne, peu importe son service initial. Cette personne pourra centraliser les informations, faire le lien avec les prestataires, alerter en cas de risque identifié. Enfin, il faut intégrer le risque géopolitique dans les business plans : mesurer, chiffrer, anticiper. Cela permettra aussi de mieux dialoguer avec les investisseurs et les assureurs.

Quels sont les principaux pièges géopolitiques pour les entreprises ?

Le plus grand piège, c’est le déni. Se dire que « ce qui se passe à Taïwan ne me concerne pas ». C’est faux. Les tensions internationales ont toujours un effet de ricochet. Un fournisseur, un client, une norme, une taxe douanière, tout peut basculer. La géopolitique n’est pas une menace en soi, c’est une réalité continue. Le seul vrai danger, c’est de ne pas l’accepter.

 

Faut-il créer un service d’intelligence géopolitique dans chaque entreprise ?

Je n’aime pas le terme « intelligence », qui renvoie à l’espionnage ou au renseignement en anglais. Il ne s’agit pas de cela. 98 % des données sont accessibles en source ouverte. Ce qu’il faut, c’est une direction des affaires géopolitiques et stratégiques. Dans les grands groupes, il serait utile de transformer les Directions des relations internationales (DRI) en véritables directions stratégiques, capables d’analyser des enjeux inter-étatiques et infra-étatiques, et non plus seulement diplomatiques.

 

Territoires, transitions et formation

Comment intégrer cette méthode ? Quelles données suivre ?

Il faut avant tout se former. Pas pour devenir expert, mais pour acquérir des réflexes, une méthode. Une fois cette méthode acquise, on peut appliquer une lecture géopolitique à presque toutes les situations. Un SWOT  forces, faiblesses, opportunités, menaces  appliqué aux huit surfaces d’impact, c’est déjà un outil très puissant.

 

Quels exemples d’enjeux géopolitiques à l’échelle locale ?

En Occitanie, l’aéronautique autour de Toulouse, avec Airbus et tout son écosystème, illustre parfaitement la logique d’anticipation géopolitique. Mais une petite entreprise agroalimentaire exportant à 90 % vers les États-Unis sera vulnérable à une hausse des droits de douane. Sans plan B ni diversification, le risque de disparition est réel.

Le raisonnement vaut pour toutes les filières. Même un producteur de légumes dépendant d’un seul client à l’export peut être balayé par une décision politique ou une crise diplomatique. Il n’y a pas de territoire trop petit pour la géopolitique.

Et dans la transition écologique ou sociale ?

Oui, la transition énergétique est au cœur des enjeux géopolitiques. Il y a des rapports de force pour l’implantation d’usines photovoltaïques, des conflits d’usage sur les territoires, et des résistances sociales ou culturelles. Le tout doit être analysé sous l’angle du pouvoir et de la maîtrise territoriale. Si on reste uniquement sur le champ social, on est dans la politique, pas encore dans la géopolitique. Mais dès qu’un acteur veut imposer une dynamique sur un territoire, on bascule dans cette grille de lecture.

Comment réagissent vos élèves ou les collectivités à cette grille d’analyse ?

Les retours varient selon les générations. Les 40-60 ans sont curieux, mais souvent encore attachés à l’ancien logiciel. Les étudiants, en revanche, sont nés avec les attentats du 11 septembre, les réseaux sociaux, les tensions mondiales… ils perçoivent intuitivement les rapports de force. En plus, depuis quelques années, le bac propose une spécialité géopolitique. C’est encourageant. Cette génération aura les bons réflexes. Les autres devront suivre, sous peine d’être dépassées.

 

Anticiper pour ne pas subir

Quel conseil donneriez-vous à un dirigeant de PME aujourd’hui ?

Ne fermez jamais les yeux. Comme je le dis souvent : « Si vous n’allez pas à la géopolitique, la géopolitique viendra à vous. » Elle vous touchera, directement ou indirectement. Le deuxième conseil : intégrez un petit volet géopolitique dans vos business plans. Même simple, il vous ouvrira les yeux. Et enfin, pour les plus audacieux, nommez un référent géopolitique en interne. Vous ne le regretterez pas.

Et pour les grandes entreprises, transformez vos Directions des relations internationales en Directions des affaires stratégiques et géopolitiques. Car la méthode permet d’anticiper naturellement. Une fois maîtrisée, elle éclaire les événements à venir, les risques émergents, les changements systémiques. Il faut simplement avoir la volonté d’anticiper. Car ceux qui s’y refuseront seront, tôt ou tard, dépassés.

Jean-Charles Antoine est l’auteur de l’ouvrage « La géopolitique pour les entreprises », publié aux éditions Émotions primitives.

Jean-Charles Antoine
Publié : 13 juillet 2025 à 14h20 par

Passionné d'animation depuis l'âge de 14 ans, a pris les commandes de la matinale d'RTS à seulement 19 ans, poste qu'il a occupé pendant 13 ans. Après des études de sciences économiques à Montpellier, il occupe plusieurs postes chez RTS, devenant successivement responsable d'antenne, animateur, responsable technique. Aujourd'hui directeur général de la radio et de la régie publicitaire RTS Communication, il est également directeur de publication, avec une spécialisation dans l'actualité high-tech, économique et environnementale. Secteurs préviligiés : High-Tech, IA, Economique, Environnement